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Un Républicain de Guingamp

Site de Philippe LE ROUX, ancien Délégué de la quatrième circonscription des Cotes-d'Armor et Conseiller chargé des grands projets auprès de la Direction de l'UMP

«“Exterminez toutes ces brutes”, le documentaire qui diabolise l'Occident

Publié le 11 Février 2022 par Figarovox – entretien - Alexandre Devecchio in Presse

Un documentaire d'Arte, «Exterminez toutes ces brutes», réalisé par Raoul Peck, veut interroger les conséquences historiques des génocides et du colonialisme. Pour l'historien Arthur Chevallier, cette lecture de l'histoire est manichéenne et reflète l'américanisation de la pensée en matière raciale et sociale.

FIGAROVOX. - « Exterminez toutes ces brutes », le dernier documentaire de Raoul Peck, se veut une relecture de l'histoire de l'Occident à l'aune de la domination blanche. Voilà qui relance le sempiternel débat sur la déconstruction souhaitée par les mouvements racialistes. Vous avez vu ce documentaire, qu'en pensez-vous ?

Arthur CHEVALLIER. - Il est d'abord le reflet de l'américanisation de la pensée en matière raciale et, donc, sociale. Je n'ai rien contre Raoul Peck, qui est l'auteur d'œuvre considérable, mais je dois admettre que « Exterminez toutes ces brutes » confine à la désinformation, voire, et c'est plus grave, à un tri sélectif de l'information. Mon sujet n'est pas la politique, je n'évoquerai donc pas les motivations idéologiques de son auteur, mais les faits. Qui ici sont à l'évidence malmenés.

De l'arrivée aux Amériques (sud et nord) des Européens à la Shoah, en passant par la traite négrière et la colonisation, les premières bombes atomiques envoyées sur le Japon, il y aurait une explication commune : le suprémacisme blanc. Passons sur des équivalences douteuses et embarrassantes entre l'extermination programmée d'une catégorie de population, les juifs en l'occurrence, et des faits de guerre, comme l'utilisation d'arme de destruction massive… Tout raisonnement implique une hiérarchie et, disons-le, des comparaisons décentes. Cette expression de « suprémacisme blanc », qui renvoie à une réalité inscrite au cœur du projet des États-Unis depuis leur création, ne signifie, substantiellement, en Europe, rien. C'est un néologisme à la fois lexical et conceptuel, inopérant d'un point de vue historique, idéologique, politique. Ce fameux corporatisme d'une race blanche liguée contre le reste du monde est contredit par 1000 ans d'histoire durant lesquels cette même race blanche n'a cessé de se combattre.

Par ailleurs, comment expliquer que l'évangélisation de la Scandinavie vers le Xe siècle, et celle de la région balte, à partir du XIIIe siècle, ait été réalisée avec une brutalité et une violence exactement similaire à celle employée en Amérique du Sud ? Si les blancs forment un corporatisme, alors pourquoi infligent-ils les mêmes peines à des individus tout aussi blancs qu'eux ? Il est temps de cesser de confondre la déconstruction, mouvement naturel de l'intelligence, condition de n'importe quel raisonnement, et cette idée aussi sotte que malhonnête d'une race blanche unifiée contre le reste du monde.

Il y a une troisième voie. La lecture racialiste de l'histoire ne produit pas la moindre conclusion pertinente. Elle ne relève d'aucune méthode fiable, suppose des ententes inexistantes, signale la prise de pouvoir d'une poignée de militants décidés à faire entendre leur ignorance. Cela ne signifie pas qu'il n'y a pas eu de racisme en Europe, mais que son histoire ne peut pas être lue d'après ce seul critère. Du reste, le racisme, comme l'esclavage car on y revient toujours, n'est l'exclusivité, à ma connaissance, d'aucune civilisation, et donc d'aucune couleur de peau

Quelle distinction faites-vous entre la déconstruction et ce qu'on appelle communément le wokisme ?

Déconstruire, dans l'histoire de la philosophie, et par extension de la science, revient à réfléchir par soi-même. Déconstruire une vérité, en obéissant aux règles du contradictoire, et donc de la logique aristotélicienne, est une entreprise saine. Ça n'est pas pour rien si la déconstruction intellectuelle et le libre arbitre sont au cœur de deux des livres les plus importants de l'histoire de la littérature européenne, peut-être aussi du mouvement des Lumières, à savoir Vie et opinions de Tristram Shandy de Laurence Stern et Jacques le Fataliste de Denis Diderot.

Michel Foucault a, par exemple, déconstruit avec talent. On peut ne pas aimer son œuvre, on peut ne pas aimer ses livres, on peut même ne pas aimer l'homme ; en revanche, aucun lecteur sérieux ne peut nier l'évidente érudition, l'incontestable intelligence, le travail considérable que constitue un livre comme Surveiller et punir ou Les mots et les choses.

En revanche, déconstruire des faits établis pour les remplacer par des visions de l'esprit ou, pire, par des mensonges au nom d'une idéologie n'a rien à voir avec une démarche intellectuelle. Michel Foucault a, par exemple, déconstruit avec talent. On peut ne pas aimer son œuvre, on peut ne pas aimer ses livres, on peut même ne pas aimer l'homme ; en revanche, aucun lecteur sérieux ne peut nier l'évidente érudition, l'incontestable intelligence, le travail considérable que constitue un livre comme Surveiller et punir ou Les mots et les choses. Son travail historique est bien sûr contestable, mais c'est l'œuvre d'un intellectuel, pas d'un illuminé. La décence, l'honnêteté, nous interdit de comparer le travail d'un intellectuel avec celui des bandits de la pensée.

Aujourd'hui, des ignorants dialogueraient donc avec des savants ? Vous y voyez un effet de la modernité ?

En gros, et pour la majeure partie de ce que je peux lire, oui ; je n'y vois pas un effet de la modernité, j'y vois l'effet de choses plus dangereuses et pérennes : la bêtise et la paresse. Tout ça est d'autant plus incompréhensible que le travail d'historiens très célèbres n'est pas confidentiel. Ils étudient des civilisations en mettant de côté en effet le récit d'une histoire bien souvent écrite par les vaincus. Je pense notamment aux livres de Romain Bertrand consacrés aux grandes découvertes, je pense encore à ceux de Gilles Havard qui a étudié l'Amérique avant l'Amérique, la Nouvelle France. On y apprend d'ailleurs que, contrairement aux colons anglais qui ont en effet exterminé les Indiens dès leur guerre d'indépendance, les Français se sont entendus avec eux, ont commercé, ont même procédé à des échanges d'individus, l'un allant à la cour du roi quand d'autres allaient vivre dans des tribus indiennes. Au moins jusqu'à l'arrivée des premiers missionnaires. Sans parler d'exemplarité, on est loin d'un génocide…

Je pense aussi, bien sûr, aux travaux considérables de Gabriel Martinez-Gros, qui a étudié la perpétuation des impérialismes, notamment celui de l'empire islamique, d'après les écrits de témoins musulmans, et non d'après les témoignages des Européens. Vous voyiez, ça serait si simple de bien faire. Lire, apprendre prend du temps, et la connaissance est une aventure qui révèle bien souvent que la nuance corrige toutes nos certitudes d'ordre politique.

Comment expliquer cet effondrement de la connaissance ?

La rhétorique politique, idéologique, a colonisé celle du savoir. La première implique une radicalité et une mauvaise foi quand la seconde est par nature nuancée, commandée par les règles du contradictoire. J'y vois aussi l'avènement d'un phénomène prophétisé par Nietzche, celui de la religion du soupçon en lieu et place du rationalisme. La disparition progressive de l'universalisme en est un avatar évident. Le logiciel applicable à la vie intellectuelle ne serait plus celui de la démonstration fondée sur des faits, mais le soupçon généralisé jeté sans la moindre justification sur n'importe quoi. Petit à petit, on détruit donc la valeur, et aussi la définition, même d'un argument afin de pouvoir raconter, en gros, n'importe quoi et à propos de n'importe qui.

L'histoire, comme l'écrivait Paul Veyne dans Comment on écrit l'histoire, répond imparfaitement à une question contemporaine posée au passé.

Le mouvement de déboulonnage des statues correspond à ce phénomène ?

Bien entendu, et c'est très simple de le démontrer. À titre personnel, je suis évidemment contre cette pratique barbare ; mais l'exaspération mise de côté, il y a des éléments légaux, c'est-à-dire factuels et logiques, que, à ma connaissance, personne n'a soulevé et qui auraient permis de clore le débat. On ne cesse de questionner le bien-fondé des déboulonnages, mais qui s'est interrogé sur la règle qui préside à l'aménagement de l'espace public ? Les statues sont le fait de décisions prises en conseil municipal, par des conseillers municipaux élus. Indirectement et par un effet de délégation de souveraineté classique dans notre démocratie, la présence, ou l'absence, de statues dans l'espace public est une décision prise par la Cité. Dit autrement : rien n'est plus démocratique et donc juste au sens du droit qu'une statue dans un jardin public ou sur une place. J'ajoute que le scrutin municipal mobilise largement les électeurs, qu'il est donc tout à fait représentatif et efficient. Je n'ai pas compris l'intérêt d'une conversation dont l'objet était de savoir s'il fallait préférer les déboulonnages sauvages à une décision démocratique. Voilà un exemple typique de remplacement de la logique du contradictoire sous l'effet de la puissance du soupçon permanent, systématique et brutal.

Vous êtes éditeur dans une maison d'excellence en histoire, vous êtes aussi spécialiste et auteur de livres sur le Consulat et l'Empire, une période qui déchaîne beaucoup de passions, quel jugement portez-vous sur la production historique ? Elle vous semble en danger ?

Les historiens travaillent beaucoup, et bien. Cela étant, la pression politique qu'ils portent sur leurs épaules doit être compensée par une écoute plus grande à leur endroit. L'histoire, comme l'écrivait Paul Veyne dans Comment on écrit l'histoire, répond imparfaitement à une question contemporaine posée au passé. Elle ne peut, par conséquent, pas être classée d'après des typologies d'ordre politique, lesquelles ne s'attachent qu'au présent et à la résolution de problèmes immédiats. Les faux prophètes, comme le sont la plupart des racialistes, misent tout sur la révélation. Ils prétendent enseigner une histoire méconnue et cachée (par qui ? On se le demande) quand ils ne sont que des ignares, les derniers au courant de faits sus et connus depuis souvent bien longtemps. Écouter un peu moins et lire un peu plus pourrait être le début d'une méthode intéressante…