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Un Républicain de Guingamp

Site de Philippe LE ROUX, ancien Délégué de la quatrième circonscription des Cotes-d'Armor et Conseiller chargé des grands projets auprès de la Direction de l'UMP

Troupes en Ukraine : «L’Europe a négligé de développer les moyens d'assurer sa défense et celle de ses alliés»

Publié le 20 Mars 2024 par Alexis Carré, in Le Figaro in Edito

Tribune - Pour Alexis Carré, chercheur postdoctoral à l'université de Harvard, la paix en Europe restera une illusion temporaire et fragile tant que nous laisserons à nos adversaires le luxe de douter que nous sommes capables de répondre par la violence.

En n'excluant pas l'envoi de troupes françaises en Ukraine, Emmanuel Macron a choqué ses partenaires et les réactions à ses propos nous éclairent une fois de plus, s'il était besoin, sur les fractures qui traversent l'Union européenne et notre société à propos de l'état du monde et du rôle que les Européens doivent y tenir. La situation d'impréparation actuelle est à n'en pas douter la responsabilité de tous et la France y tient sa part autant par ses erreurs que par sa continuelle faiblesse ces vingt dernières années. Elle est même d'autant plus coupable que, ayant malgré tout eu raison sur un certain nombre de sujets cruciaux, elle n'est jamais parvenue à convaincre et rassembler derrière elle une coalition suffisamment stable et puissante en vue d'inverser une trajectoire politique dont l'Europe entière paie aujourd'hui le prix.

Il est aussi important de souligner que cette impréparation collective, autant matérielle que morale, ne concerne pas seulement les classes dirigeantes européennes mais nos sociétés dans leur ensemble, et ne concerne pas seulement les questions militaires mais bien la nature et les buts de notre existence collective. Le symptôme extérieur est certes ce qui nous frappe le plus : nos États ont négligé de développer les moyens d'assurer notre défense et celle de nos alliés, à tel point qu'il est aujourd'hui impossible à la plupart des pays de l'UE de mobiliser toutes les fonctions nécessaires aux opérations d'une armée moderne dans le cadre d'un conflit majeur. Mais derrière ce symptôme, qu'on ne saurait expliquer par la seule imprudence des gouvernements, cette impéritie trouve sa véritable source dans l'abandon des sociétés européennes elles-mêmes qui, incertaines et divisées sur les buts de leur action collective, se sont consolées de leur propre désarroi pratique – «Que faire de nous-mêmes ?» – dans l'espoir illusoire que le monde leur dicterait désormais la loi de leur action.

En s'intégrant à l'organisation internationale du travail par l'amélioration de leur compétitivité, en acceptant de lever les barrières à l'échange, en respectant les normes diverses produites par l’UE, les Européens estimaient satisfaire à tout ce que pouvait exiger d'eux l'avenir de leur existence collective. Le «laisser faire, laisser passer» du libéralisme économique devint la couverture et l'excuse, la face heureuse, d'un triste laisser-aller politique dont nous peinons à nous relever. En promouvant les droits de l'homme et en luttant contre le changement climatique, nous n'échappions pas davantage à ce même abandon. Car ces règles qui nous gouvernent, économiques dans un cas, et humanitaires dans l'autre, avaient en commun de n'avoir de sens que si nous les supposions partagées par le reste du monde. Elles nous donnaient en somme l'impression que nous voulions tous la même chose, ou que ce que nous voulions tous était, à la toute fin, plus important que les sujets qui nous divisent. Comme ces problèmes globaux exigeaient un traitement global, il ne pouvait exister de solution à ces derniers qui n'exige la libre coopération de tous en vue de ces mêmes fins.

C'est parce qu'il avait bien compris l’illusion européenne que Vladimir Poutine put partir du principe que nous ne répondrions pas par la violence à son agression aux portes de l'Europe.

Ces buts vagues et distants auxquels nous abandonnions le soin de déterminer notre existence collective s'identifiant désormais à ceux d'une humanité unanime, il nous paraissait inconcevable que nos désaccords puissent amener à la confrontation violente de volontés incompatibles. Divisés à la rigueur par des querelles de méthode, de rythme et de moyens, nos conflits devaient naturellement se résoudre, non pas par la violence ou la menace de celle-ci, mais par toujours davantage de discussion, de travail et d'échange, autrement dit par cela même qui réglait déjà notre mouvement. La disparition des malentendus par la discussion, de la pénurie, par la technologie, et des iniquités, par l'adoption de règles communes, devait inévitablement aboutir à la coopération mutuellement bénéfique de tous les hommes.

On peut le dire aujourd'hui, ce monde n'exista jamais, en dehors de l'imagination des économistes et de certaines couches sociales, que dans l'esprit et le cœur des Européens. Et il est vain de chercher à comprendre comment ces derniers purent cesser de posséder les moyens de se battre sans partir cette illusion qui leur ôta jusqu'à l'idée même qu'une telle chose fut possible, souhaitable ou nécessaire. C'est parce qu'il avait bien compris cela que Vladimir Poutine put partir du principe que nous ne répondrions pas par la violence à son agression aux portes de l'Europe. C'est aussi parce qu'ils l'ont bien compris que de nombreux autres ont fait à nos dépens de cette aspiration un instrument de leur propre volonté.

L'Allemagne fut, pour son malheur et le nôtre, la plus complète victime de cette illusion. Plus qu'aucun autre pays s'exerça sur elle la séduction de la règle du monde car celle-ci lui garantissait en Europe la place prépondérante dont deux guerres traumatisantes l'avaient frustrée. Ses succès économiques dépendant de l'accès à l'énergie russe et au marché chinois, elle ne pouvait admettre que cette dépendance, parfaitement anodine considérée du point de vue du marché, put constituer un instrument politique contre elle et contre l'Europe, sans du même coup remettre en cause les éléments essentiels d'une prospérité qui depuis vingt ans faisait son honneur et fondait son autorité au sein de l'UE. C'est ainsi que le pays le plus puissant d'Europe fut le moins disposé et le moins équipé pour faire face à la menace qui pesait et pèse encore sur notre continent.

Il est à vrai dire impossible de connaître l'issue de tout ceci à l'avance, car tout dépendra d'efforts considérables, et peut-être insurmontables, qui restent entièrement à mener et dont beaucoup, par cécité, par intérêt, ou par facilité, nient encore le bienfondé.

Si nous tournons maintenant notre attention sur la France, les propos du président sont d'autant plus étonnants qu'ils entrent en contradiction avec la nature du mouvement dont il incarne l'autorité au sein de notre société. Les couches sociales qui ont porté Emmanuel Macron au pouvoir demeurent en effet les plus rétives à remettre en cause les illusions de la mondialisation heureuse. Car c'est précisément au nom de ces critères que les élites éduquées et compétitives revendiquent leur place dans la société, et c'est d'elle aussi que les retraités attendent la paix et la tranquillité indispensables à la stabilité de leurs pensions qui fut, on l'a compris, la priorité de ce quinquennat.

Or, pour la première fois peut-être depuis son arrivée au pouvoir, le président s'élève, espérons-le pour de bon, contre les préjugés de ses homologues, ceux de ses électeurs et contre les habitudes de son parti. Jusqu'à maintenant, l'argument de vente de LREM consistait en effet à mettre au service de la politique les compétences qui avaient fait le succès supposé de ses cadres dans une société civile intégrée à l'économie mondialisée. En présentant aux Français la situation qui est la leur et celle des autres européens, les conséquences qu'aurait une victoire russe et les responsabilités très directes qu'implique la nécessité de l'éviter, Emmanuel Macron manifeste que cette société civile reste aveugle aussi longtemps qu'elle ne s'envisage pas comme un corps politique qui trouve dans sa propre volonté le principe de son action : autrement dit comme une nation. Pour ces raisons, s'il faut évidemment saluer les propos du président, il est donc permis d'attendre que les actes suivent avant de nous réjouir.

Emmanuel Macron saura-t-il changer la nature du mouvement qui l'a porté au pouvoir sans en perdre le contrôle ? Saura-t-il engager avec l'Allemagne le bras de fer sans lequel tout donne à penser que l'Europe des vingt prochaines années tentera en vain d'être la même que celle des vingt dernières, à l'image de ces organismes séniles qui s'enferment dans une répétition aveugle au monde et aux circonstances ? Ce sont là les questions que soulèvent ses déclarations sans que l'histoire de ses deux quinquennats y apporte de réponse claire. Il est à vrai dire impossible de connaître l'issue de tout ceci à l'avance, car tout dépendra d'efforts considérables, et peut-être insurmontables, qui restent entièrement à mener et dont beaucoup, par cécité, par intérêt, ou par facilité, nient encore le bien-fondé. Ce que nous savons, c'est que si rien n'est fait, alors tout porte à croire que la France et l'Europe continueront ce lent décrochage qui les laissera bientôt à la merci de leurs adversaires comme de leurs alliés. Le président a-t-il compris l'ampleur de l'alternative qui s'offre à travers lui à tous les Français ? Il ne tient qu'à lui de nous le montrer.

En attendant, ayons l'honnêteté d'admettre que la paix en Europe restera une illusion temporaire et fragile tant que nous laisserons à nos adversaires le luxe de douter que nous sommes capables et résolus à leur faire subir les conséquences des actions que nous nous sommes jusqu'à maintenant contentés de désapprouver. Car il n'est plus permis aujourd'hui d'ignorer que, faute d'agir et d'avoir confiance dans le jugement qui motive notre action, ce n'est pas à une mondialisation spontanément conforme à notre altruisme et à notre intérêt que nous laissons place, mais à une violence qui se nourrit au contraire de la garantie que nous lui donnons que nos paroles restent des lettres mortes.